MICHEL CLOUSCARD : Le capitalisme de la séduction

Capitalisme du désir

J’ai découvert les analyse de Michel Clouscard grâce à l’excellent podcast Le Précepteur dont je vous  met le lien en fin d’article. Un Must à écouter !

Voici un résumé de la pensée de Clouscard :

Table des matières

    1. Introduction : Qui est Michel Clouscard ?
    1. Le Freudomarxisme et la critique du libéralisme
    1. Libertaire vs Capitalisme : une alliance inattendue
    1. Le Néocapitalisme et l’idéologie du désir
    1. Le Plan Marshall et la culturalisation du désir
    1. Mai 68 : une mutation du capitalisme
    1. La Dialectique du capitalisme libertaire
    1. Conclusion : Combattre le système dont nous faisons partie

1. Introduction : Qui est Michel Clouscard ?

Il est possible que le nom de Michel Clouscard ne vous dise rien. Ce n’est pas un philosophe connu au sens classique du terme. Il est surtout reconnu dans un cercle assez restreint de la philosophie contemporaine, notamment celui des théories critiques du libéralisme. Si Clouscard connaît un regain de popularité ces derniers temps, c’est parce que ses analyses sur l’évolution de notre société résonnent fortement avec ce que nous observons depuis plusieurs décennies.

Michel Clouscard est né en 1928 et mort en 2009. Originaire du Tarn, il a d’abord eu une carrière d’athlète de haut niveau, ce qui ne correspond pas au profil typique de l’intellectuel tel qu’on se l’imagine. Pourtant, son nom a marqué les esprits, car il a été l’un des premiers à établir un lien entre le capitalisme et l’idéologie du désir.


2. Le Freudomarxisme et la critique du libéralisme

Quand on parle de l’idéologie du désir chez Clouscard, on aborde ce qu’il appelle le « freudomarxisme ». Le freudomarxisme n’est pas vraiment une synthèse de la pensée de Freud et de celle de Marx, mais plutôt un courant qui tente de rapprocher le marxisme et la psychanalyse. Clouscard, cependant, y voit un « pseudo-marxisme ». Pour lui, vouloir associer marxisme et psychanalyse revient à trahir le marxisme.

Pourquoi ? Parce que, dans l’ADN du marxisme, les structures collectives façonnent l’individu, tandis que la psychanalyse place l’individu au-dessus des structures collectives. Pour Clouscard, le freudomarxisme est donc un oxymore. Cet oxymore a conduit à une absorption du marxisme par le « freudisme », aboutissant à une idéologie libertaire centrée sur l’accomplissement du désir individuel.


3. Libertaire vs Capitalisme : une alliance inattendue

Clouscard montre que cette idéologie libertaire, loin de s’opposer au capitalisme comme elle le prétend, en devient l’auxiliaire. Dans les cercles militants, on considère souvent que la pensée libertaire est antinomique du capitalisme. Historiquement, elle s’y est opposée, avec des figures comme Proudhon (« La propriété, c’est le vol »), Bakounine ou Kropotkine.

Mais attention à ne pas confondre « libertaire » et « libertarien ». Un libertarien prône la liberté individuelle, surtout économique, et voit dans le capitalisme un idéal à développer. Un libertaire, lui, rejette le capitalisme pour promouvoir une liberté morale. Leur point commun ? L’anti-étatisme, le rejet de l’État comme structure oppressive.

Pour Clouscard, la pensée libertaire, qui valorise la transgression et l’insoumission, a fini par se fondre dans le capitalisme contemporain, formant ce qu’il appelle le « libéralisme libertaire ».


4. Le Néocapitalisme et l’idéologie du désir

Le néocapitalisme, selon Clouscard, repose sur un modèle social permissif, et non répressif. Contrairement à une idée répandue, il ne s’appuie pas sur la prohibition morale, mais sur la libération du désir. Ce capitalisme a besoin du désir pour prospérer.

Penser que le néocapitalisme est réactionnaire est, pour Clouscard, une erreur fondamentale. Il remonte à 1947, au Plan Marshall, pour expliquer cette mutation. Ce plan, une aide financière américaine pour reconstruire la France après la Seconde Guerre mondiale, n’a pas seulement apporté des dollars. Il a aussi introduit une dette culturelle, imposant un marché du divertissement et du désir.


5. Le Plan Marshall et la culturalisation du désir

Dans son livre Le Capitalisme de la séduction, Clouscard analyse l’arrivée en France d’objets comme les flippers ou les juke-boxes. Ces produits ont plongé les adultes dans une culture ludique, propre à l’enfance, tournée vers le plaisir immédiat.

Pour Clouscard, ce n’est ni dérisoire ni innocent. Les États-Unis ont sciemment converti la France à un modèle culturel de consommation transgressive, où l’achat n’a plus de fonction utilitaire, mais répond au divertissement. Ce passage d’une morale de l’épargne à une morale du gaspillage marque, selon lui, l’entrée de la France dans le néocapitalisme.


6. Mai 68 : une mutation du capitalisme

Dans Néofascisme et idéologie du désir (1972), Clouscard soutient que Mai 68 n’a pas été une contestation du capitalisme, mais sa mutation. Contrairement à l’image d’un mouvement anticapitaliste, il y voit l’avènement d’un capitalisme libertaire.

Mai 68, avec ses 10 millions d’ouvriers en grève, est souvent réduit à sa dimension sociétale (libéralisation sexuelle, « Il est interdit d’interdire »), oubliant sa composante sociale. Daniel Cohn-Bendit, figure emblématique, se dira lui-même « libéral-libertaire » en 1999, confirmant la thèse prophétique de Clouscard.


7. La Dialectique du capitalisme libertaire

Clouscard insiste sur une approche dialectique : le capitalisme évolue avec l’économie et les marchés. Autrefois répressif et traditionnaliste, il est devenu permissif et libertaire pour répondre aux besoins de la consommation.

Les anticapitalistes libertaires, selon lui, n’ont pas actualisé leur critique. Combattre le capitalisme aujourd’hui, c’est dénoncer son infrastructure économique et sa superstructure idéologique, sans se contenter de postures rebelles intégrées au système.


8. Conclusion : Combattre le système dont nous faisons partie

Clouscard conclut que le capitalisme libertaire domine par sa capacité à se faire passer pour sa propre négation. Nous sommes tous à la fois victimes et acteurs de ce système. Le combattre réellement, c’est dépasser les dénonciations superficielles pour s’attaquer à ses mécanismes profonds.

 

Voici un documentaire sur la pensée de Clouscard :

 

Voici pour ceux qui préfère lire la transcription de ce texte :

Table des matières

    1. Introduction : Découverte de Michel Clouscard
    1. Le Freudomarxisme : une critique fondatrice
    1. Pensée libertaire et capitalisme : une complicité inattendue
    1. Libertaire vs Libertarien : clarifier les concepts
    1. Le Néocapitalisme : vers un modèle permissif
    1. Le Plan Marshall : une mutation culturelle
    1. La consommation ludique : un outil du capitalisme
    1. Repenser le capitalisme contemporain
    1. Évolution historique : du capitalisme disciplinaire au capitalisme du désir
    1. Mai 68 : la révolution libertaire du capitalisme
    1. Dialectique et libéralisme libertaire : une analyse dynamique
    1. Conclusion : une lutte au cœur de nous-mêmes

1. Introduction : Découverte de Michel Clouscard**

Bonjour à tous, aujourd’hui on va parler de Michel Clouscard.
Il est possible que le nom de Michel Clouscard ne vous dise rien.
Ce n’est pas un philosophe connu au sens où on l’entend classiquement.

Il est surtout connu par un cercle assez restreint au sein de la philosophie contemporaine, à savoir le cercle des théories critiques du libéralisme.
Et si Clouscard connaît un regain de popularité ces derniers temps, c’est parce que ses analyses sur l’évolution de notre société font diablement écho à ce à quoi nous assistons depuis un certain nombre de décennies.

Michel Clouscard est né en 1928, il est mort en 2009.
C’est un natif du Tarn qui a d’abord eu une carrière d’athlète de haut niveau.
Donc on n’est pas vraiment sur le profil type de l’intellectuel tel qu’on se le représente.
Et si le nom de Clouscard a fait date, c’est parce qu’il a été l’un des premiers à faire le lien entre le capitalisme et l’idéologie du désir.


2. Le Freudomarxisme : une critique fondatrice**

Et quand on parle d’idéologie du désir chez Clouscard, on parle de ce qu’il appelle le freudomarxisme.
Le freudomarxisme n’étant pas vraiment une synthèse de la pensée de Freud et de la pensée de Marx, mais c’est plutôt un mouvement de pensée qui tente de rapprocher le marxisme et la psychanalyse.
Et Clouscard voit dans ce freudomarxisme un pseudo-marxisme.

C’est-à-dire que, pour lui, vouloir rapprocher marxisme et psychanalyse, c’est déjà trahir le marxisme.
Parce que dans l’ADN du marxisme, il y a l’idée que ce sont les structures collectives qui façonnent l’individu.
Tandis que dans l’ADN de la psychanalyse, il y a un primat de l’individu sur les structures collectives.

Donc pour Clouscard, le freudomarxisme ne peut être qu’un oxymore.
Mais c’est un oxymore au sein duquel le marxisme a été, pour ainsi dire, absorbé.
Le marxisme s’est fait manger par le freudisme.
Et donc, dans les faits, ce qu’il reste, c’est une idéologie libertaire, une idéologie basée sur l’accomplissement du désir individuel.


3. Pensée libertaire et capitalisme : une complicité inattendue**

Or, cette idéologie libertaire, Clouscard nous montre qu’elle est en réalité complice de ce qu’elle prétend combattre, à savoir le capitalisme.
C’est très important de comprendre ça dès le départ.
Pour Clouscard, l’idéologie libertaire ne s’oppose pas au capitalisme, contrairement à ce qu’elle prétend ou à ce qu’elle pense.

Elle en est l’auxiliaire, l’auxiliaire idéologique du nouveau capitalisme de la consommation.
Dans les cercles militants, il est admis que la pensée libertaire s’oppose au capitalisme.
Que « libertaire » et « capitaliste » sont des termes antinomiques.
C’est même l’un des objectifs principaux de l’activisme libertaire : l’abolition du capitalisme.

Quand on pense au libertaire, on pense immédiatement à l’anarchisme, à Proudhon, à Bakounine, à Kropotkine.
C’est-à-dire à des auteurs qui s’opposaient radicalement au capitalisme.
On connaît la célèbre citation de Proudhon : « La propriété, c’est le vol. »
Difficile de faire plus anticapitaliste.


4. Libertaire vs Libertarien : clarifier les concepts**

Alors bien sûr, il y a plusieurs branches au sein du mouvement libertaire.
Il y a des spécificités, il ne faut pas faire l’erreur de tout mettre dans le même sac.
Mais globalement, ce qui unifie la pensée libertaire, c’est le rejet de l’autorité, le rejet du pouvoir, et en l’occurrence du pouvoir capitaliste.

C’est pour ça qu’il ne faut surtout pas confondre libertaire et libertarien.
Je t’ai pas dit « libertin », libertarien !
Un libertarien, c’est quelqu’un qui pense qu’il faut laisser les individus absolument libres, y compris et surtout en matière de marché.
Pour les libertariens, le capitalisme, ce n’t pas un problème.

Ou plutôt, le problème du capitalisme, c’est qu’il n’y en a pas assez, c’est que le capitalisme n’est pas encore assez développé.
Être libertarien, c’est donc s’assumer comme pro-capitaliste.
Alors qu’être libertaire, c’est être contre l’économie capitaliste.

Pour le dire simplement, le libertarien est favorable à un maximum de liberté individuelle, surtout en matière de liberté économique.
Tandis que le libertaire est favorable à un maximum de liberté individuelle, surtout en matière de liberté morale.
Le point commun entre les deux, c’est l’anti-étatisme, c’est le rejet de l’État comme structure coercitive, comme structure qui opprime fondamentalement les libertés individuelles.

Donc dans la pensée libertaire, la lutte contre le capitalisme est adossée à la lutte pour l’expansion des libertés individuelles, de ce qu’on appellerait aujourd’hui les droits sociétaux.
D’où une composante essentielle de la pensée libertaire qui est la valorisation de la transgression.
Parce que la transgression est un geste d’insoumission à l’autorité de l’État.

Et bien, ce que nous dit Clouscard, c’est que cette pensée libertaire, qui historiquement s’est effectivement opposée au capitalisme, en vient désormais à être au service du capitalisme.
En d’autres termes, que le capitalisme et la pensée libertaire se confondent désormais au sein d’une seule et même idéologie, que Clouscard nomme le libéralisme libertaire.


5. Le Néocapitalisme : vers un modèle permissif**

Alors, il va falloir expliquer, parce que j’entends déjà des voix s’indigner.
On sait que la politique mobilise les passions, et que quand les passions parlent, la raison se tait.
Donc que nous dit la raison selon Michel Clouscard ?

Elle nous dit que, pour des raisons dialectiques – et on reviendra sur ce terme par la suite –, la pensée libertaire, c’est-à-dire la pensée anti-autoritaire, la pensée qui défend les libertés individuelles et la libre satisfaction de nos désirs, que cette pensée libertaire joue un rôle moteur dans l’expansion du néocapitalisme.
Parce que le néocapitalisme repose sur un nouveau modèle social, qui est le modèle de la permissivité.
En d’autres termes, le modèle social que veut le capitalisme, dont a besoin le capitalisme, ce n’t pas un modèle répressif et prohibitif.

C’est au contraire un modèle permissif et transgressif.
Pour le dire encore plus clairement, le capitalisme a besoin du désir.
C’est ça le fondement de la thèse de Clouscard.

Et donc là, on se heurte à une première opposition.
Une première opposition qui consiste à dire que si le capitalisme constitue bel et bien un système oppressif, un système négateur des libertés et prohibitif sur le plan moral, en somme, le capitalisme est un système réactionnaire.
Et là, Clouscard nous remet les pendules à l’heure.
Parce que pour lui, croire que le néocapitalisme serait un système réactionnaire, c’est l’erreur à la source de toutes les erreurs.


6. Le Plan Marshall : une mutation culturelle**

Clouscard remonte à 1947 et au Plan Marshall.
Le Plan Marshall, c’est l’aide financière accordée à la France par les États-Unis pour reconstruire le pays après la Seconde Guerre mondiale.
Donc la France se retrouve en dette auprès des États-Unis.

Et ce que nous dit Clouscard, c’est que cette dette, nous n’allons pas devoir la rembourser économiquement.
Nous allons devoir la rembourser culturellement.
Ça veut dire quoi ?

Ça veut dire qu’en plus des dollars livrés à la France, les États-Unis vont également introduire dans notre pays une partie de leur marché, en l’occurrence de leur marché du divertissement, de leur marché du désir.
Parce qu’évidemment, les États-Unis pensent à leurs intérêts commerciaux.
Et ils savent que pour convertir une population à un nouveau marché, il faut refaçonner sa culture, refaçonner les modes de vie autant que les modes de penser.

Donc Clouscard analyse ça très méthodiquement.
C’est l’objet de son livre Le Capitalisme de la séduction.


7. La consommation ludique : un outil du capitalisme**

Il nous parle de l’arrivée des flippers, de l’arrivée des juke-boxes, de l’arrivée de tous ces objets du divertissement.
Qui, selon lui, ont pour fonction de prolonger le rapport au ludique chez l’adulte.
Le ludique, c’est l’espace de l’enfance.

Il rappelle que l’enfant joue pour apprendre, c’est-à-dire pour l’apprentissage de l’effort et de la responsabilité.
Et Clouscard remarque que les nouveaux objets culturels envoyés par les Américains favorisent le maintien dans l’enfance, le maintien dans la recherche du plaisir immédiat.
On ne joue pas pour gagner, contrairement au travail.

Le travail a toujours pour finalité de gagner quelque chose, en l’occurrence de gagner de quoi se nourrir.
On ne joue pas pour gagner, on joue pour jouer.
Le ludique devient une finalité en soi.

Et là, on pourrait y voir quelque chose de dérisoire, quelque chose en tout cas d’innocent : le fait que les Américains aient introduit en France l’industrie du ludique.
Mais Clouscard nous dit : non, ce n’t pas dérisoire, ce n’t pas innocent non plus.
Les Américains ne sont pas idiots, ils savent ce qu’ils font.

Ils nous convertissent à un nouveau modèle culturel : le modèle culturel de la consommation ludique, le modèle culturel de l’achat transgressif.
C’est-à-dire de l’achat qui n’a pas de fonction utilitaire.
La morale était fondée sur l’économie, sur l’épargne, sur la fonctionnalité.

La nouvelle morale sera fondée sur le gaspillage.
Gaspillage au sens de dépenses inutiles, inutiles si ce n’est l’utilité du divertissement.
Et c’est ça, selon Clouscard, qui signe l’entrée de la France dans le néocapitalisme.
Ou plus exactement, l’entrée du néocapitalisme en France.
L’entrée dans une culture du divertissement, l’entrée dans une idéologie du désir.


8. Repenser le capitalisme contemporain**

Ce que nous dit Clouscard, c’est que nous avons une vision périmée du capitalisme.
Et cette vision périmée nous empêche de voir les rouages véritables de la société capitaliste.
Nous subissons la domination capitaliste sans même nous en rendre compte.

Et nous ne nous en rendons pas compte parce que nous fonctionnons sur un ancien logiciel du capitalisme : le logiciel du capitalisme répressif, le logiciel du capitalisme autoritaire et moralisateur, du capitalisme comme méchant.
Ce que nous dit Clouscard, c’est que le capitalisme n’est plus méchant.
Il est devenu très gentil, il est devenu très serviable.

Et c’est pour ça qu’il est beaucoup plus dangereux.
Le capitalisme n’est plus méchant, ça veut dire que le capitalisme n’est plus un système qui fonctionne sur la répression morale et pulsionnelle, sur l’effort, sur la privation, sur la retenue.
Ça, c’est le capitalisme ancienne formule, le capitalisme jusqu’au milieu du 20e siècle, c’est-à-dire jusqu’au Plan Marshall.

Mais le capitalisme a changé.
Enfin non, il n’a pas changé, il a muté.
Il a connu sa métamorphose, sa mutation libertaire.

Parce que ce n’t qu’en devenant libertaire que le capitalisme pouvait s’assurer le succès de ses nouveaux marchés : marché du plaisir, marché de la transgression, marché du sexe.
Regardez autour de vous : les panneaux d’affichage, les publicités, les séries télé.
Et demandez-vous : est-ce que le système dans lequel je vis m’incite au conservatisme ?

Ou est-ce qu’il m’incite au contraire au plaisir, au bien-être, à la liberté ?
Poser la question, c’est y répondre.
Et c’est montrer que l’ancien capitalisme, le capitalisme basé sur la morale, sur la prohibition morale, que ce capitalisme-là est révolu.
Et que nous sommes passés à une nouvelle phase du capitalisme, à savoir le capitalisme du désir.


9. Évolution historique : du capitalisme disciplinaire au capitalisme du désir**

Le capitalisme est apparu grosso modo au 16e siècle.
Il s’est surtout développé au 18e siècle avec la sortie de la bourgeoisie.
Et le capitalisme, c’est l’idée selon laquelle la société devrait s’organiser autour d’un marché concurrentiel libre et non faussé.

Que le marché doit primer sur le contrôle de l’État.
Que l’État est bien gentil, mais qu’il empêche quand même pas mal la société de se développer.
Et que si les individus sont libres de commercer, la société s’en trouvera enrichie et apaisée.

La promesse du capitalisme des origines, ce n’t pas seulement la prospérité des nations, comme disait Adam Smith.
C’était aussi la fin de la guerre de tous contre tous, la fameuse théorie du « doux commerce » chère à Montesquieu.
Et donc, même si le capitalisme du 18e siècle est déjà attaché au concept de liberté, dans la pratique, le capitalisme est d’abord associé à la notion de travail.

C’est par le travail qu’on s’enrichit.
C’est par la privation qu’on accumule, qu’on « thésaurise », comme on disait à l’époque.
La thésaurisation, c’est l’accumulation pour l’accumulation.

On ne dépense pas, on n’investit même pas la richesse pour elle-même.
Et surtout, la retenue : on se retient de dilapider son argent, on se discipline.
Et ce rapport entre capitalisme et discipline, ce sera un peu la colonne vertébrale du capitalisme durant tout le 19e siècle.

Vous avez peut-être déjà entendu parler de Stakhanov, qui a donné naissance à l’adjectif « stakhanoviste ».
Stakhanov, c’était un mineur russe dans les années 30.
Et un jour, Stakhanov a l’idée de segmenter le travail de ses camarades ouvriers, de sorte que chacun n’effectue qu’une seule et unique tâche.

C’est tout simplement l’application des principes du fordisme américain, mais en Russie.
Et donc ce jour-là, Stakhanov et son équipe vont extraire 14 fois plus de charbon que sur une journée normale.
Ils vont extraire 14 fois plus de charbon que sur une journée normale en appliquant les méthodes du capitalisme industriel.

Et c’est ainsi que Stakhanov est devenu le symbole de la réussite par le travail.
Alors en Russie, il est surtout devenu le symbole du dévouement et de la productivité.
Mais au-delà de la Russie, Stakhanov fut le symbole du capitalisme à l’ancienne, c’est-à-dire du capitalisme disciplinaire, qui permet de s’enrichir par le travail, par le mérite.

Aux États-Unis, ça donnera le modèle du « self-made man », l’homme qui s’est fait tout seul, l’homme qui s’est élevé par ses efforts personnels.
Et donc, ce capitalisme disciplinaire, ce capitalisme de l’effort et de la restriction, Clouscard nous dit : c’est fini.
Ce n’t plus ce capitalisme-là qui domine aujourd’hui.

Le capitalisme qui domine aujourd’hui, c’est le capitalisme de la jouissance, de la libération du désir, un capitalisme de la frivolité et de la subversion de tout ce qui entrave le plaisir.
Car désormais, le capitalisme n’est plus fondé seulement sur la production, il est fondé sur la consommation.
Et le comportement attendu par le consommateur n’est pas le comportement attendu par le producteur.

Le producteur doit être austère, le consommateur doit être jouisseur.
Le producteur doit être obéissant, le consommateur doit être libre.
Parce que sinon, il ne consomme pas.

J’ai dit : l’ancienne morale interdisait le gaspillage, elle interdisait la consommation à des fins non utilitaires.
Le consommateur ne doit pas se demander s’il a besoin de ce produit, mais s’il a envie de ce produit.
Ce qui guide le comportement du consommateur, c’est le désir, c’est la pulsion.

L’ancien capitalisme interdisait d’assouvir ses pulsions.
Le néocapitalisme autorise l’assouvissement de ses pulsions, il promeut l’assouvissement de ses pulsions.
D’où la schizophrénie du prolétaire contemporain, schizophrénie du prolétaire contemporain.

Parce que dualité du capitalisme contemporain : répressif avec le producteur, permissif avec le consommateur.
Rien n’est plus faux, nous dit Clouscard.
Rien n’est plus antinomique et contradictoire que l’idée selon laquelle le capitalisme contemporain serait basé sur la répression.

Parce que la répression, c’est le contraire de ce qui est attendu par le consommateur.
Celui dont on veut qu’il dépense, on pense « ou on dépense », le consommateur doit dépenser.
Il doit dilapider ce qu’il gagne durement par son labeur.

La majorité des foyers français sont endettés.
Le système de crédit – crédit à la consommation, crédit immobilier – c’est l’illustration parfaite de la société du désir.
On achète avant d’avoir de quoi payer.

On consomme, et ensuite on règle la note.
Alors la question n’t pas de savoir si c’est bien ou mal.
La question est de se rendre compte que c’est comme ça que ça fonctionne.

Dans l’ancienne conception du capitalisme, dépenser servait d’abord à s’équiper, s’équiper du nécessaire.
Ou en tout cas du pire, parce qu’il faut bien satisfaire ses besoins.
Le néocapitalisme n’a plus pour moteur le besoin, il a pour moteur le désir.

Parce que, contrairement aux besoins, le désir est illimité.
Le désir n’a pas de fin.
Dans un livre qu’il a publié en 1972, qui s’intitule Néofascisme et idéologie du désir, Clouscard explique que, contrairement à une idée répandue, Mai 68 n’a pas constitué un mouvement de contestation de l’ordre établi, de contestation de l’ordre capitaliste.

Mais qu’il a au contraire été l’occasion d’une mutation du capitalisme, de sa forme traditionnelle et autoritaire à sa forme libertaire et permissive.


10. Mai 68 : la révolution libertaire du capitalisme**

Alors, Mai 68, ça fait partie des sujets clivants.
Donc pour certains, Mai 68, c’était un mouvement très positif, un mouvement qui a permis de moderniser la société et de la libérer du poids des traditions.
Pour d’autres, Mai 68, c’est le début de l’anarchie, de l’anarchie au sens péjoratif, au sens de désordre.

Mai 68, c’est la destruction des normes, la victoire du sexe, la victoire de la transgression.
Mais dans un cas comme dans l’autre, on ne parle que de la dimension sociétale de Mai 68, et pas de sa dimension sociale.
Et ça, c’est révélateur.

Mai 68, ça a été la plus grande grève ouvrière de l’histoire de France.
10 millions d’ouvriers dans la rue, c’est pas rien.
Pourtant, quand on parle de Mai 68, on parle rarement de la grève des ouvriers.

On parle de la libéralisation sexuelle, on parle d’ »il est interdit d’interdire », un slogan du reste éminemment libéral.
Bref, on parle du Mai 68 étudiant, pas du Mai 68 ouvrier.
Le Mai 68 étudiant, représenté par la figure de Daniel Cohn-Bendit.

Et d’ailleurs, ce qui est extraordinaire, c’est que Daniel Cohn-Bendit déclara lui-même en 1999 : « Je suis un libéral libertaire. »
Alors même que Clouscard avait écrit dès 1972 que Mai 68 avait représenté l’avènement en France du libéral libertaire.
Clouscard prophétique !

Clouscard qui avait compris dès 1972 que le devenir naturel du capitalisme, c’était le libertarianisme.
Que le devenir naturel du capitalisme, c’était l’idéologie du désir et de la transgression.
Parce que sans idéologie de la transgression, pas de nouveau marché du désir.

L’ancien capitalisme, on l’a vu tout à l’heure, était fondé sur les notions d’effort, de travail et de discipline.
Ça n’a rien d’étonnant, ça n’a rien d’étonnant.
Parce qu’historiquement, le capitalisme repose sur l’éthique du protestantisme.

Je vous renvoie à l’ouvrage fondateur de Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme.
Dans lequel Weber montre bien qu’il y a, dans la culture protestante, une éthique du travail et de l’enrichissement.
Dans le protestantisme, l’enrichissement matériel, ce n’t pas un objet de honte.

C’est au contraire un signe de grâce.
Et la répugnance à l’effort est un signe d’absence de grâce.
Dieu veut que nous soyons heureux sur Terre.

Et le bonheur sur Terre, ça passe aussi par l’enrichissement.
C’est la grande différence entre la vision protestante de l’enrichissement et la vision catholique de l’enrichissement.
Dans la vision catholique, s’enrichir, c’est alourdir son âme, c’est alourdir son péché.

Parce que « les premiers seront les derniers », parce que les mieux pourvus ici-bas seront les moins pourvus dans l’au-delà.
Le catholicisme n’est pas culturellement adapté au capitalisme.
Le protestantisme l’est.

Donc, sans rentrer dans les détails, ce qu’il faut retenir, c’est que jusqu’au milieu du 20e siècle, le capitalisme fonctionne encore sur le principe de la répression pulsionnelle et de la prohibition morale.
Et après Mai 68, ce principe se renverse.
Ce n’t plus la répression qui est encouragée, c’est la dispersion.

Ce n’t plus l’utilité de la marchandise qui est recherchée, c’est sa capacité à procurer de la jouissance et à signifier son appartenance sociale.
Ben oui, parce que quand on dépense tout son argent dans des futilités, l’information sociologique qu’on renvoie, c’est qu’on est riche.
C’est qu’on n’a pas besoin de se priver ou de faire attention.

Donc la bourgeoisie ne se caractérisera plus par sa sobriété, elle se caractérisera par sa frivolité.
Le frivole est très sérieux, nous dit Clouscard.
Parce que le frivole signifie quelque chose de très sérieux : il signifie une appartenance aux classes privilégiées.

Et Mai 68, c’est le moment où le capitalisme intègre la frivolité comme sa nouvelle composante essentielle.
On l’a dit tout à l’heure, ce qui a conduit le capitalisme à passer de sa forme ancienne à sa forme nouvelle, ce qui l’a conduit à passer d’une éthique de l’effort à une éthique du désir, c’est le fait que le capitalisme d’autrefois était un capitalisme de la production.
Tandis que le capitalisme nouveau est un capitalisme de la consommation.

Auparavant, on produisait pour satisfaire ses besoins.
Désormais, on consomme pour satisfaire ses désirs.
Et autant le producteur doit se plier à une éthique répressive, autant le consommateur doit se libérer dans une pratique permissive.

On n’incite pas à consommer par une éthique de la modération.
On incite à consommer par une éthique de la séduction, par la mobilisation des passions.
La publicité est la meilleure illustration de cette nouvelle éthique du capitalisme.

On vend du rêve.
Je vous invite à aller voir le face-à-face télévisuel qui a eu lieu sur le plateau de l’émission Apostrophes entre Michel Clouscard et Jacques Séguéla.
C’était en 1982.

Et à l’occasion de ce face-à-face, Clouscard a bien mis en évidence que le discours du publicitaire, c’était en réalité le discours du sophiste.
De celui qui persuade indépendamment de la vérité, de celui qui persuade par la séduction.
Alors qu’il était en train d’analyser le rôle du publicitaire dans la société capitaliste nouvelle, Clouscard s’est vu reprocher par Jacques Séguéla de prendre une vision totalitaire de la société.

Parce qu’il osait remettre en cause l’idéologie du désir comme levier du capitalisme marchand.
C’est ça le tour de force du libéralisme libertaire : faire passer toute critique de l’idéologie capitaliste pour une critique de la liberté.
La publicité vend de l’imaginaire, elle vend du symbole, c’est-à-dire du futile.

Et elle fait passer le futile pour une valeur première.
Étymologiquement, « futile », ça veut dire « ce qui fuit », « ce qui laisse échapper ce qu’il contient ».
Quelle meilleure métaphore du désir ?

On pense évidemment ici au tonneau des Danaïdes, le fameux tonneau percé.
Ce tonneau percé qui représente allégoriquement le désir humain.
La futilité, c’est la forme du vide.

Et ce que dit Clouscard face à Jacques Séguéla, c’est qu’il est le représentant du vide devenu un marché.
Substituer le désir au besoin, c’est donner au marché une étendue maximale.
On avait parlé dans un précédent épisode d’Edward Bernays, celui qui a voulu ouvrir le marché du tabac aux femmes.

Et qui, pour ça, a eu l’idée de faire de la cigarette un instrument symbolique d’émancipation.
Une femme qui fumait ne fumait pas : elle se libérait de la domination masculine, elle se libérait du poids des traditions.
De cette tradition qui l’a dissuadée de succomber à ses désirs et donc de devenir une cible du marché.

Clouscard ne dit pas que la tradition est une bonne chose.
Mais il constate que le néocapitalisme a besoin de détruire la tradition.
On en revient à ce que disait Marx sur le caractère révolutionnaire du capitalisme.

Marx nous disait : le capitalisme ne peut se développer qu’à condition de bouleverser constamment tous les rapports sociaux.


11. Dialectique et libéralisme libertaire : une analyse dynamique**

Je vais vous lire un extrait de la présentation du livre Néofascisme et idéologie du désir.
C’est Émeric Montville qui écrit.
Émeric Montville, c’est l’éditeur actuel des œuvres de Clouscard aux éditions Delga.

Et il écrit, je cite : « Derrière cette revanche de l’individuel contre le collectif, il faut voir la main du pouvoir économique et de l’OTAN.
La bourgeoisie a voulu s’emparer de la lutte révolutionnaire à travers un renversement simple : les nouvelles luttes sociétales doivent remplacer les luttes sociales.
Ce qui revient, comme on s’en aperçoit aujourd’hui, à mettre la charrue avant les bœufs.

La libération des individus est conditionnée par le mouvement social.
De fait, un curieux troc s’opère : la bourgeoisie lâche du lest sur le terrain des mœurs en échange de la libéralisation économique.
Coup de génie des médias bourgeois qui confondent la dynamique révolutionnaire de Mai 1968 et l’idéologie 68-tarde.

Alors que la seconde apparaît comme la contre-révolution de la première.
Contre-révolution d’ailleurs réussie : les étudiants, comme prévu, ont été amenés à diriger le pays.
Le mouvement ouvrier a été réprimé, conspué par les médias, privé de ses organisations historiques.

Les travailleurs ont été exploités, licenciés, délocalisés.
La social-démocratie libertaire a triomphé. »
Et donc, je disais au début de cet épisode que si la pensée libertaire était devenue le moteur du néocapitalisme, c’était pour des raisons dialectiques.

Et là, j’aimerais expliquer brièvement ce que ça veut dire.
Pour des raisons dialectiques, ça veut dire pour des raisons liées à l’évolution de l’économie et aux transformations du marché.
Et c’est très important de comprendre ça.

Parce que bien souvent, quand on critique le libéralisme libertaire, les libertaires anticapitalistes pensent que c’est à eux qu’on s’en prend.
Ils pensent que c’est une manœuvre détournée pour, disons-le vite, critiquer la gauche en se faisant passer pour des anticapitalistes.
Il y a même un mot qui a été forgé pour décrire ça, ça s’appelle le « confusionnisme ».

Le confusionnisme, ce serait la tentative de promouvoir un discours réactionnaire tout en se faisant passer pour anticapitaliste.
Et c’est là qu’il faut être absolument clair : ceux qui ne voient pas les choses ne comprennent pas le concept de dialectique.
Ils ne comprennent pas que l’histoire est dialectique, que l’économie est dialectique.

Et que, par conséquent, les idées politiques et les théories critiques sont aussi dialectiques.
Lorsque le capitalisme s’appuyait sur une idéologie traditionnaliste et répressive, il était logique et cohérent de critiquer cette idéologie traditionnaliste et répressive en tant que composante du système capitaliste.
Mais dès lors que le capitalisme ne s’appuie plus sur cette idéologie traditionnaliste et répressive, dès lors que désormais il s’appuie sur une idéologie libertaire et permissive, il est nécessaire de le dire.

Parce que sinon, on combat un système sans combattre ce qui le rend possible.
On combat un système sans comprendre ce qui le fait fonctionner, sans comprendre ses rouages, ses mécanismes.
C’est de la posture, seulement de la posture.

Il ne suffit pas de dire que le capitalisme est un système basé sur la prohibition morale pour que ce soit le cas.
Or, le problème, c’est que l’anticapitalisme libertaire n’a toujours pas fait sa mise à jour.
Et que ceux qui ont fait la mise à jour sont accusés de confusionnisme par ceux qui ne l’ont pas fait.

Ça ne marche pas.
Quand le capitalisme n’était pas mondialisé mais étatique, c’était anticapitaliste de s’opposer à la nation.
Quand le capitalisme n’était pas libertaire mais réactionnaire, c’était anticapitaliste de s’opposer à la tradition.

Quand le capitalisme n’était pas permissif mais prohibitif, c’était anticapitaliste de s’opposer à la morale.
Mais le capitalisme est devenu libertaire.
Parce que, pour imposer ses nouveaux marchés du divertissement, il a eu besoin d’individus soumis à l’idéologie du désir.

Il a eu besoin de consommateurs, de dépenseurs.
C’est-à-dire d’une population qui s’aliène par le désir, qui s’abandonne à la pulsion pour mieux s’abandonner à la marchandise.
Je cite : « Mai 68 témoigne de la plus remarquable manipulation idéologique de l’après-guerre, celle qui assura le passage de la vieille France à la nouvelle France du libéralisme sauvage.

En Mai 1968, un psychodrame s’est joué au sommet de l’État.
Il révéla à l’évidence les enjeux de l’histoire, incarnés selon trois rôles mythiques : le père sévère, de Gaulle ; l’enfant terrible, Cohn-Bendit ; le libéral désinhibé, Pompidou.
C’est l’affrontement des trois situations de la bourgeoisie, des trois systèmes idéologiques possibles en scène : la vieille France vertueuse, issue de la victoire sur le fascisme, et, d’autre part, la nouvelle France qui se cherchait et qui s’est accomplie dans la synthèse d’un libéralisme, au combien répressif dans l’acte de produire, et au combien permissif dans l’acte de consommer.

Il a donc fallu l’alliance sournoise du libéral et du libertaire pour liquider le vieux, qui a dû s’en aller.
Après ce meurtre rituel du père a été accordée, au sommet, par l’État, la permission du permissif, qui a donné accès au marché du désir.
Ainsi en est-il de l’ordre nouveau.

Les trois principes constitutifs et antagonistes de la France se sont en fait hypocritement réconciliés dans un commun reniement des valeurs originelles.
La production capitaliste, gérée par les politiciens de l’alternance et de la cohabitation, est consommée selon le modèle libertaire.
Cela s’appelle aussi la fin des valeurs de l’histoire et la dénégation de la lutte des classes.

Le marché du désir, de l’interdit, du nocturne, a métamorphosé le marché officiel, légal, juridique, selon trois déterminations capitales : en lui adjoignant tout un nouveau système de profit ; en lui ajoutant une vitrine publicitaire de promotion, la libéralisation des mœurs ; en lui injectant clandestinement des normes capitalistes.
Ainsi a pu être sauvée, certes d’une manière relative et provisoire, une économie en crise.
Aussi, la conscience humaine moderne s’est-elle structurée selon la contradiction du libéralisme, tellement celle-ci était et demeure oppressante.

C’est le nouveau statut de l’aliénation.
Avant les Trente Glorieuses, la société était organisée, on le sait, selon cette dualité : classe ouvrière exploitée et bourgeoisie potentiellement ou réellement consommatrice.
Les uns produisaient sans jouir, les autres pouvaient jouir sans produire.

Le déferlement des nouvelles couches moyennes a bouleversé cette répartition conflictuelle de classe.
Maintenant, le conflit est dans les têtes, intériorisé.
C’est la nouvelle structure de la conscience et de l’inconscient.

Car ce sont les mêmes qui, tantôt travaillent, et tantôt consomment, selon les incontournables modèles de l’exploitation du travailleur et de la permissivité du temps libre, de la consommation libidinale, ludique, marginale.
Tantôt esclave, tantôt maître du monde.
Alors s’opère un dédoublement schizophrénique, une causalité folle : pour jouir, je m’exploite moi-même.

Je est un autre, mon contraire, mon patron.
Cette névrose objective couronne la libéralisation des mœurs.
Le néofascisme sera l’ultime expression du libéralisme social-libertaire de l’ensemble qui commence en Mai 1968.

Sa spécificité tient dans cette formule : ‘Tout est permis, mais rien n’est possible.’ »


12. Conclusion : une lutte au cœur de nous-mêmes**

Dénoncer les structures du pouvoir suppose de s’en donner les moyens et d’aller jusqu’au bout.
De ne pas s’arrêter à une critique de surface, à une critique qui nous fait passer pour un rebelle, alors même que la ‘rebellitude’ fait partie de la stratégie du système.
Quel meilleur système de domination que celui qui se fait passer pour sa propre négation ?

Combattre le capitalisme, ce n’t pas seulement dénoncer les inégalités, dénoncer les milliardaires, dénoncer ce dont on sait que nos critiques ne les atteignent pas, ne les effleurent même pas.
Combattre le capitalisme, c’est dénoncer tout à la fois, comme le faisait Marx, l’infrastructure économique et sa superstructure idéologique.
Dénoncer les rapports de production matériels autant que les rapports de production spirituels.

Mais c’est surtout entendre que nous sommes tous partie prenante de ce système.
Que nous le subissons tous autant que nous le nourrissons tous.
Le pouvoir aurait disparu depuis longtemps si tous ceux qui prétendaient le combattre le combattaient effectivement.

On a beau se prétendre anticapitaliste ou antisystème, nous sommes les produits de ce que nous dénonçons.
Nous sommes les enfants de la bête sauvage que nous combattons.
Je vous remercie.

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